Stasiland · Anna Funder

Il y a un an, je sortais de ma brocante fétiche avec Stasiland (2008) et le sentiment très satisfaisant d’avoir déniché une pépite. Je ne me doutais pas que ce récit serait réédité quelques mois plus tard et qu’il susciterait l’intérêt sur la blogosphère. C’est donc avec grand plaisir que je l’ai sorti de mes étagères pour rejoindre quelques blogueuses autour d’une lecture commune.

La fascination de la journaliste australienne Anna Funder (1966) pour la langue allemande et ses nombreux mots-valises remonte à son adolescence et ses cours d’allemand à l’autre bout du monde. Lors d’un séjour à Berlin-Ouest dans les années quatre-vingt elle s’interroge pour la première fois sérieusement sur ce qui se déroule de l’autre côté du Mur. En 1994, elle se rend pour la première fois à Leipzig, la ville au coeur de « Die Wende » (le tournant, la « révolution douce » contre la dictature communiste en Allemagne de l’Est), afin de visiter l’immeuble qui a abrité pendant des décennies les bureaux de la redoutable Sécurité d’Etat avant d’être transformé en musée à la réunification (Museum in der runden Ecke). C’est dans ce gigantesque bâtiment au coin rond qu’en quarante ans d’existence la police secrète a espionné l’ensemble du peuple est-allemand et récolté des renseignements équivalant aux archives historiques de toute l’Allemagne depuis le Moyen Âge! Deux ans après ce premier séjour dans l’ex-RDA lors duquel elle a notamment entendu parler de Miriam, une jeune femme dont le mari est décédé -soi-disant par pendaison- dans une cellule de détention préventive de la Stasi, Anna Funder est de retour à Berlin.

« Recherche anciens officiers de la Stasi et collaborateurs officieux pour interview. Publication en anglais, anonymat et discrétion assurés. »

Travaillant désormais à mi-temps dans ce qui fut Berlin-Ouest pour une chaîne de télévision internationale et avec l’histoire de Miriam toujours en tête, elle décide de partir « en quête d’histoires de ce pays à la dérive » afin de comprendre comment les gens ordinaires (sur)vivent avec le poids d’un tel passé. Ce pays qui n’existe plus exerce sur elle un sentiment très fort bien qu’un peu niais (sic) qu’elle ne peut décrire autrement qu’en utilisant l’un de ces mots-valises qu’elle affectionne tant: romance-horreur. La romance se réfère au grand rêve qu’avaient les communistes allemands de bâtir un monde meilleur sur les cendres de leur passé nazi, l’horreur à tout ce qu’ils ont fait en son nom.

Après sa rencontre notamment avec Miriam et Julia, deux jeunes femmes dont le destin a été brisé par la Stasi, Anna Funder décide de publier une petite annonce dans les journaux avec l’espoir de pouvoir également recueillir les témoignages de ceux qui se trouvaient au coeur du système, participaient à la répression et croyaient dur comme fer au bien-fondé du régime totalitaire. Elle ne se doutait pas un instant que de nombreuses personnes se manifesteraient ni que ses recherches la mèneraient jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir.

Stasiland est paru en anglais en 2002 et a nécessité quatre années de recherches documentaires. Anna Funder signe un récit édifiant dans lequel, grâce aux témoignages à la fois des victimes et des bourreaux, elle explique la façon dont le régime totalitaire s’y est pris pour surveiller chaque aspect de la vie privée de plus de dix-sept millions de personnes pendant quarante ans, dénonce les arrestations arbitraires et les stratégies de chantage ignobles que la Stasi mettait en oeuvre pour recruter les indics parmi les citoyens ordinaires et enfin rend hommage à l’immense et incroyable courage dont on fait preuve certaines personnes en osant défier ouvertement la Stasi. Le destin de Frau Paul notamment dont le fils gravement malade lui est enlevé à la naissance pour être soigné de l’autre côté du Mur et qu’elle n’a pas vu pendant des années, préférant sacrifier sa seule visite à son fils que céder à l’odieux chantage de la Stasi qui la sommait de dénoncer un médecin à l’Ouest, est terriblement poignant.

Après la chute du Mur, l’ex-RDA fut décrite par les médias allemands comme étant l’Etat « le plus étroitement surveillé de tous les temps » et pour cause. Peu avant l’effondrement du Mur, la Stasi qui ne se doutait absolument pas de l’effondrement du communisme, comptait encore 97’000 employés et 173’000 indicateurs disséminés dans la population. Après la réunification, la question s’est posée de savoir ce qu’il fallait faire des archives de la Stasi (posés les uns à côtés des autres, les dossiers secrets se seraient étendus sur 180 km!). En 1995 a débuté à Zirndorf, un village près de Nuremberg, un projet de reconstitution des dossiers broyés ou déchirés par la Stasi. Avec l’aide de quelques hommes, les « femmes puzzle » ont été chargées de reconstituer manuellement les millions de « confettis » retrouvés en janvier 1990 dans quinze mille sacs (!) au siège de la Stasi à Berlin. Un travail de fourmi absolument colossal puisque selon les calculs du directeur du projet il faudrait rien de moins que 375 ans à ses quarante employés pour reconstituer la totalité des dossiers!

Stasiland est un récit hallucinant aussi passionnant que bouleversant dans lequel Anna Funder nous plonge de façon très immersive dans la folie de cette époque pas si lointaine où la paranoïa régnait en maître absolu et où la délation était érigée en principe d’Etat. Elle raconte avec précision les incarcérations arbitraires et les morts suspectes, les tentatives de fuite, les rachats par l’Allemagne de l’ouest de prisonniers indésirables dont le régime communiste voulait se débarrasser, la disparition de la RDA et la réunification, la Ostalgie et enfin les nombreuses difficultés auxquelles ont dû faire face les victimes pour tenter de se reconstruire et se réinventer dans un monde désormais libre mais dans lequel les anciens délateurs et officiers de la Stasi circulent en toute impunité.

A lire!

Note : 4.5 sur 5.
Héloïse d’Ormesson, janvier 2008.
361 pages

Stasiland (2002)

Traduit de l’anglais (Australie)
par Mireille Vignol


© Norbert Höldin, Pixabay

Lecture commune avec Sacha, Ingannmic, Keisha, Electra, Alex, Nathalie et Une comète.

29 réflexions au sujet de “Stasiland · Anna Funder”

  1. Je vois que nous toutes été marquées par l’ampleur inédite de la surveillance orchestrée par la Stasi, et par ces femmes puzzle… j’ai aussi beaucoup apprécié de lire les témoignages de ces oubliés de l’histoire, à qui on n’a jamais vraiment proposé de réparation..

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    1. Les chiffres sont vraiment ahurissants! Je ne connaissais pas l’existence des femmes puzzle avant de lire cette enquête mais leur travail démontre encore une fois à quel point le travail de mémoire est fondamental dans le processus de reconstruction.

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  2. Comme je le disais déjà chez d’autres lectrices, ce livre m’intéresse. Je suis aussi fascinée et horrifiée à la fois sur le système de contrôle mis en place par les régimes communistes.

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    1. Il ne s’agit clairement pas d’un roman mais ce n’est pas la première fois que les maisons d’éditions induisent leur lectorat en erreur en apposant une étiquette « roman » sur un livre de non fiction. Je comprends que les lecteurs qui s’attendaient à un roman soit déçus et je trouve cette façon de faire de certains éditeurs vraiment très limite. Un livre vraiment très instructif, je suis d’accord.

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  3. Je suis aussi enthousiaste que toi et je lirai sûrement encore cette autrice donc j’aime beaucoup le côté « rock’n’roll » ;-D Le sujet a des répercussions considérables et je vais creuser grâce à d’autres lectures également. Que de vies brisées …

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      1. Avis entièrement partagé. Que de vies brisées en effet et que de difficultés pour se reconstruire quand il faut, en plus de tous les traumatismes déjà subis, faire face à l’absence de reconnaissance de la part des nouvelles autorités. C’est vraiment terrible.

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        1. J’ai reconnu des comportements observés chez des Allemandes de l’Est communs à ceux de Julia et Miriam. Une impossibilité à respecter des horaires de rendez-vous et à reprendre contact tout en étant ravis quand on passe à l’improviste. J’avais mis ça sur le compte d’un fonctionnement personnel, mais c’est peut-être plutôt la conséquence d’une vie sous contrainte et sous surveillance.

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  4. j’ai beaucoup aimé ce récit d’investigation – et comme toi, les chiffres et ces paroles parfois ubuesques (le chômage n’existe pas en RDA) où on voyait des ennemis partout, une forme d’hallucination collective où on réécrit l’histoire (le Nazisme vient de l’Allemagne de l’Ouest..) tout cela m’a laissé sans voix ! avec des récits touchants.

    bref, je vais l’acheter en français pour mon beau-père, il est passionné d’histoire

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    1. Comme toi, je suis très friande du journalisme d’investigation et celui-ci m’a passionnée malgré son contenu terrifiant. Une forme d’hallucination collective, c’est tout à fait ça! Et effectivement certains passages sont tellement insensés que j’ai dû les relire deux fois. Ton beau-père l’appréciera sûrement.

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  5. Je me suis demandée si tu avais lu ce livre en Français ou en Allemand parce qu’il semble plutôt dense ! C’est une bonne idée d’avoir ajouté un lien vers le musée. Je vais allée m’y perdre un peu pour me consoler d’avoir raté cette lecture commune.

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    1. Je l’ai déniché et lu en français mais la version originale est parue en anglais, l’autrice étant de langue maternelle anglaise. Il me semble avoir lu quelque part que les Allemands avaient d’ailleurs tardé à traduire le livre en allemand alors qu’il avait rencontré un grand succès dès sa parution en vo en 2002 et fut rapidement traduit dans de nombreuses langues. Un passé difficile qu’ils préfèreraient probablement oublier…

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      1. La majorité des personnes originaires des pays de l’ex bloc de l’Est que j’ai côtoyées n’aiment pas beaucoup parler de cette période. J’ai vu après-coup que l’autrice est d’origine australienne.

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  6. C’est étrange ce que tu dis de la Stasi qui ne se doutait pas de l’effondrement du mur ! J’aurais vraiment pensé que les signaux d’alerte étaient ce qui avait au contraire renforcé la surveillance ( enfin, si elle pouvait être renforcée encore !). En tout cas, je retiens ce titre.

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    1. J’ai d’abord eu la même réaction d’étonnement que toi en lisant ce que l’autrice écrivait à ce sujet mais la Stasi et les dirigeants de la RDA croyaient dur comme fer au bien fondé de leur projet et n’imaginaient pas qu’un jour leur pays n’existerait plus. J’ai lu deux articles de fond très intéressants qui expliquaient notamment pourquoi la Stasi a finalement laissé faire et permis que le Mur tombe. Je vais tâcher de les retrouver et reviendrai te donner les liens, au cas où tu aimerais les lire.

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