Ejo · Beata Umubyeyi Mairesse 

Les deux romans de Beata Umubyeyi Mairesse, Tous tes enfants dispersés (2019) et Consolée (2022), sont des romans puissants et inoubliables qui m’ont profondément et durablement marquée. En attendant de me plonger dans son dernier livre, Le convoi (2024), que je lirai dans le cadre des lectures commémoratives sur le Rwanda qui débuteront le 7 avril, j’ai eu le grand plaisir de la découvrir à travers ses nouvelles.

Ejo (2015), le premier recueil de nouvelles de l’autrice franco-rwandaise Beata Umubyeyi Mairesse (1979), se compose de onze très courtes mais non moins intenses nouvelles racontant, à la première personne du singulier, des femmes qui « disent leur passé simple, leur conditionnel présent et leur futur, certainement imparfait ». Ces nouvelles d’une dizaine de pages ne se veulent pas des nouvelles du génocide mais visent à illustrer « combien hier épuise, hante et bouleverse la vie des survivant.e.s du génocide des Tutsi du Rwanda ». Le titre du recueil, Ejo, signifiant à la fois hier et demain en kinyarwanda, il y est question de l’avant, « des années d’espoir et d’inquiétude mêlées », mais aussi de l’après, des jours « de la survivance ».

Chacune des onze nouvelles porte le nom d’une femme qui s’exprime sur son quotidien, ses peurs et ses espoirs, à l’exception de Spesiyoza qui se construit autour de la quête d’un mari recherchant désespérément les ossements de sa femme tuée pendant le génocide afin de lui offrir une sépulture digne de ce nom.

Dans les trois premières nouvelles du recueil il est question de la période ayant précédé le génocide et des menaces de plus en plus importantes qui pèsent sur les Tutsi depuis la guerre civile (1990-1994). Fébronie est une mère et veuve méprisée et reniée par son fils aîné qui n’assume pas/plus ses racines maternelles tutsi. Lorsque la guerre civile éclate, influencé par son oncle paternel Hutu, il est embrigadé dans le groupe de miliciens Interahamwe, la principale milice extrémiste hutu fondée en 1992 et jugée responsable d’une grande partie des tueries pendant le génocide. Kansilda, elle, est non seulement Tutsi mais encore enceinte d’un rebelle du Front patriotique rwandais et risque donc gros en rendant visite à sa tante emprisonnée depuis qu’elle est suspectée d’être une espionne à la solde des rebelles.

Soeur Anne, la nouvelle la plus longue du recueil (33 pages) écrite sous forme épistolaire, se déroule quant à elle sur plusieurs années et couvre l’avant, le pendant et l’après-génocide. Beata Umubyeyi Mairesse y revient sur la colonisation, l’évangélisation des missionnaires européens, la place centrale occupée par l’Eglise catholique pendant des décennies dans la société rwandaise et sur son rôle primordial dans l’éducation de la jeunesse africaine. Elle y évoque les graves troubles sociaux et la très grande lâcheté de l’Eglise lors des événements de 1963, 1973 et 1994 tout en dénonçant par ailleurs également le soutien des dirigeants français au gouvernement génocidaire.

« J’ai quitté la colline mais la colline ne m’a pas quittée. »

Les sept nouvelles restantes racontent l’après-génocide et les conséquences dévastatrices sur les rescapés, qu’ils soient restés au pays ou qu’ils aient émigré en Europe. France, une jeune femme métisse ayant grandi en France avec son père belge après que ce dernier l’a arrachée à sa mère Tutsi, revient dans son pays natal pour renouer avec ses racines et son histoire maternelles. La vérité et les réalités sont difficiles à supporter, tout comme son prénom -quelle cruelle ironie- qui ne cesse de lui rappeler la complicité de la France dans le génocide qui l’a privée à tout jamais de sa mère. Agripine, elle, survit avec la honte et la culpabilité de la survivante. Chaque mois son corps la trahit, chaque mois elle revit à travers lui l’agonie de sa mère en mai 1994, chaque mois elle est rongée par « le sentiment violent que le monde regardait ailleurs alors qu’une extermination était en cours ».

Avec Béatrice, réfugiée, étudiante en sociologie politique et accessoirement serveuse dans un restaurant à Lille, Beata Umubyeyi Mairesse raconte et explique l’importance de la radio dans l’histoire rwandaise et son grand rôle social à une époque où le téléphone n’existait pas. Elle revient également sur la création de la première radio privée rwandaise qui sera surnommée plus tard « radio machette ».

Enfin avec Blandine qui, à l’heure des JO à Londres en 2012, participe à une action de prévention du sida auprès des communautés africaines, elle parle de la reconstruction nationale, de l’importance de montrer au monde une autre image du Rwanda, celle d’un pays apaisé et réconcilié en marche vers la prospérité économique. L’un des moyens mis en oeuvre pour rompre avec le passé? La refonte du système éducatif national et l’abandon du français en faveur de l’anglais.

Ejo est un recueil de nouvelles poignant d’une très grande richesse, subtilité et justesse, dans lequel Beata Umubyeyi Mairesse aborde une multitude de thèmes très importants que l’on retrouve de façon plus approfondie dans ses deux romans: la filiation, la mixité « ethnique », les inégalités économiques et sociales, le devoir de mémoire, la quête/crise identitaire, la transmission familiale et le pouvoir du langage, entre autres.

Si vous ne connaissez pas encore cette très talentueuse autrice, je ne peux que chaleureusement vous inviter à la découvrir.

Note : 4 sur 5.
La Cheminante, 2015.



© maxime niyomwungeri / Unsplash
Lu dans le cadre du mois thématique
Les Bonnes nouvelles 
organisé par Je lis, je blogue

20 commentaires sur “Ejo · Beata Umubyeyi Mairesse ”

  1. Ce n’est pas un sujet facile que tu as choisi là mais ton billet donne envie de découvrir l’autrice. Je note cet ouvrage dans ma liste pour l’activité du mois d’avril prochain. Encore merci pour cette seconde et dernière (?) participation (^_-) au challenge Bonnes nouvelles.

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    1. Je ne peux que vivement t’encourager à lire cette autrice. Elle a une très belle plume et ses écrits sont d’une grande richesse, sensibilité et humanité. Les sujets qu’elle aborde sont difficiles bien sûr mais plus nécessaires que jamais.
      Merci pour l’organisation des « Bonnes nouvelles ». J’ai tjrs été (à tort visiblement) réfractaire à ce genre littéraire mais je suis heureuse d’avoir lu deux recueils en janvier. Je participerai volontiers en 2025.

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  2. J’ai Tous tes enfants dispersés que j’avais beaucoup aimé, si on peut dire, vu la dureté du sujet. Je ne savais pas qu’elle avait continué à écrire. Je note les autres titres.

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  3. Je la lirai sûrement pour le rdv autour du Rwanda. N’ayant encore rien lu d’elle, j’aurais le choix parmi ses différents titres. J’ai hâte, malgré la dureté de ses sujets.

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    1. Ton commentaire me fait très plaisir, Sacha. C’est une autrice à lire, clairement. Son deuxième roman, « Consolée » est d’une très grande richesse et intelligence et borde de nombreuses questions cruciales qui dépassent de loin le génocide et concernent également les sociétés européennes. Des romans marquants, boulerversants qui ne peuvent laisser indifférents.

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  4. Ma bibliothèque n’a pas ce recueil de nouvelles ; par contre « le convoi » est arrivé et les deux romans précédents y sont. Je note pour réserver. Je l’ai entendue à la radio récemment et je l’ai trouvée extrêmement intéressante et percutante.

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