A la ligne · Joseph Ponthus

Depuis ma récente lecture de Les frères Lehman, un pavé de presque neuf cents (excellentes) pages entièrement écrit en vers libres, plus rien ou presque ne me fait peur. C’est donc plutôt confiante que j’ai entamé A la ligne, un poème/ »roman » autobiographique écrit lui aussi en vers libres.

Avec A la ligne. Feuillets d’usine (2019) Joseph Ponthus (1978-2021), de son vrai nom Baptiste Cornet, signe un premier et malheureusement dernier livre dans lequel il relate son expérience d’intérimaire dans les usines de poissons et les abattoirs bretons.

Lorsque par amour il décide de suivre en Bretagne celle qui deviendra sa femme, Joseph Ponthus quitte son emploi d’éducateur spécialisé dans la banlieue parisienne sans aucune certitude de pouvoir retrouver un emploi dans son domaine. Après de longs mois d’oisiveté et uniquement « pour les sous », il postule dans une agence d’intérim qui l’embauche sur le champ et l’envoie, dès le lendemain « à l’heure où blanchit la campagne », dans une usine de production et de transformation de poissons. Ce « boulot alimentaire » dans l’agroalimentaire, « l’agro comme ils disent », lui ouvre les yeux sur les dures réalités du travail à la chaîne et le quotidien aussi éreintant qu’abrutissant des ouvriers dans les usines.

« En entrant à l’usine / Bien sûr j’imaginais / L’odeur / Le froid / Le transport des charges lourdes / La pénibilité / Les conditions de travail / La chaîne / L’esclavage moderne »

Commence alors pour le narrateur une expérience hors du commun qu’il décide rapidement de consigner par écrit.

« Au fil des heures et des jours le besoin d’écrire s’incruste tenace comme une arête dans la gorge / Non le glauque de l’usine / Mais sa paradoxale beauté »

De ses innombrables notes faites de constatations et de réflexions résultera un livre qu’il a « [écrit] comme [il] travaille / A la chaîne / A la ligne ». Divisé en deux parties distinctes consacrées respectivement à son expérience dans les usines de poissons et dans les abattoirs, A la ligne est composé d’une soixantaine de chapitres correspondant à autant de feuillets et/ou de poèmes écrits à la ligne et sans aucune ponctuation. En recourant à la fois à des mots familiers, voire parfois grossiers, et à de nombreuses références littéraires, Joseph Ponthus raconte les dessous peu reluisants de l’industrie agroalimentaire (lire ce livre pendant la pause-déjeuner n’est pas une bonne idée…), la condition ouvrière, les tâches ingrates, abrutissantes et répétitives propres au travail à la ligne, l’incroyable épuisement du corps et de l’esprit. Mais il dit aussi toutes ces choses qui lui permettent de tenir bon : la camaraderie, les plaisanteries, les rires, la littérature et la musique. L’amour pour son épouse et sa mère, enfin.

« L’usine bouleverse mon corps / Mes certitudes / Ce que je croyais savoir du travail et du repos / De la fatigue / De la joie / De l’humanité »

Malgré ce nouveau quotidien devenu synonyme de « non-vie », malgré l’irritation, la colère et les souffrances physiques et mentales, Joseph Ponthus s’accroche encore et toujours car, il en est intimement persuadé, il y a quelque chose de profondément noble dans le fait de travailler. Il réalise d’ailleurs progressivement que depuis qu’il a intégré l’usine il n’éprouve plus « ces foutues crises d’angoisse / Terribles / Irrémédiables / L’infini et son vide qui défoncent le crâne / Font monter la sueur froide le vertige la folie et la mort » qui le poussaient auparavant à consulter, gangrené qu’il était par la peur immense de devenir fou. L’usine l’aurait-elle « apaisé comme un divan »? La réponse est claire. Limpide.

« Je ne dois rien à l’usine pas plus qu’à l’analyse / Je le dois à l’amour / Je le dois à ma force / Je le dois à la vie »

A la ligne bouscule. Fort. Mais il touche aussi. Tout aussi fort.

« Ce livre / Qui est à Krystel et lui doit tout / Est fraternellement dédié / Aux prolétaires de tous les pays / Aux illettrés et aux sans-dents / Avec lesquels j’ai tant / appris ri souffert et travaillé / A Charles Trenet / Sans les chansons duquel / Je n’aurais pas tenu / A M. D. G / Et / A ma mère ».

Note : 4.5 sur 5.

Lecture commune avec Je lis, je blogue

Folio, août 2020.
273 pages



Image © Pixabay

°°°

3ème lecture pour « Monde ouvrier & mondes du travail » proposé par Ingannmic.
2ème lecture pour « Le printemps des artistes » proposé par Marie-Anne

34 réflexions au sujet de “A la ligne · Joseph Ponthus”

    1. @Keisha : oui, c’est moi qui ai proposé la LC, mais je me suis lâchement désistée, je ne suis pas parvenue à dépasser les 30 premières pages de ce livre, je n’accrochais pas au style…

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  1. Je suis ravie de voir que de ton côté, cette lecture a été très fructueuse ! J’ai personnellement définitivement laissé tomber en laissant l’ouvrage dans une boite à livres, j’espère qu’il y fera un ou une heureuse…

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    1. J’avoue que j’ai ressenti un peu d’appréhension quand tu m’as dit que tu l’avais abandonné mais « Les frères Lehman » n’était pas encore passé par là. On dirait que les vers libres me conviennent plutôt bien 🙂

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  2. Cela me rassure de lire le commentaire d’Ingannmic, je n’ai pas réussi non plus à dépasser quelques dizaines de pages… alors que je ne lis que des avis très positifs !

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  3. Bonjour Fabienne, j’ai lu ce livre de Joseph Ponthus et je l’ai beaucoup apprécié, bien que son sujet puisse paraître rébarbatif au début. Une plongée dans le monde des usines, très instructive. Merci pour cette participation au Printemps des artistes. Bonne journée

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  4. Décidément, je n’ai vu que des avis enthousiastes, mais j’ai noté l’abandon d’Ingannmic. J’imagine qu’on adore ou qu’on déteste. J’essaierai de me faire une opinion bientôt.

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    1. C’est un peu l’impression que j’ai également: tout ou rien. C’est le deuxième livre en vers libres que je lis en très peu de temps et les deux ont frôlé le coup de coeur. Il faut croire que ce style particulier me convient plutôt bien 🙂Je serais curieuse de connaître ton avis le moment venu.

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  5. En ce qui me concerne j’ai adoré ce livre et la mort de son auteur m’a profondément fait regretter qu’il n’y en aurait jamais d’autre… Je ne suis pas fan de l’écriture en vers livre (d’où mon absence d’envie de Lehmann…) mais ici j’ai trouvé une telle fluidité dans le texte que ça ne m’a pas dérangée. Je suis végétarienne et je crois que le passage du travail dans les abattoirs m’a confortée dans mon choix. La condition ouvrière y est très bien montrée avec ses aspects positifs et négatifs. Bref, je recommande a mille pour cent.

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    1. Mystère résolu : je viens de récupérer ton premier message dans les spams! WordPress n’est pas en grande forme ces temps il me semble… Je ne pensais vraiment pas que je lirais (et aimerais autant) deux textes en vers libres en si peu de temps. J’ai énormément aimé les deux mais « A la ligne » m’a beaucoup plus touchée et j’ai vraiment été bouleversée d’apprendre que son auteur était décédé.

      Je te comprends pour les parties sur les abattoirs, j’avais parfois le coeur au bord des lèvres. Je suis flexitarienne depuis l’enfance et suis donc habituée à ne consommer que très peu de viande. Il est fort possible que je saute le pas un jour.

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  6. Deux fois de suite sur ça m’arrive : j’écris un pavé et il se perd quand je me connecte. Je ne vais pas tout réécrire : j’ai adoré ce livre et tellement regretté que ce soit le seul et unique…

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  7. Malgré le sujet très intéressant, je ne pense pas le lire (à cause de sa forme), mais j’aime beaucoup l’extrait que tu avais choisi (« Je ne dois rien… »)

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  8. Coucou. J’étais un peu débordée aujourd’hui et je n’ai vu ton billet que tardivement. J’ai ajouté un lien à la fin du mien. Je vois que ce livre t’as émue aussi. C’est un texte dont je me souviendrai longtemps. Le style est particulier mais cela ne m’a pas posé de problème. Au contraire, je le trouve plutôt fluide et il sert bien le propos.

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    1. Coucou, aucun soucis 🙂 Je n’ai pas eu le temps hier soir de revenir sur le blog et de répondre aux commentaires non plus… Je suis ravie de lire que nous sommes du même avis. Moi aussi, je me souviendrai de ce texte longtemps. Il ne laisse clairement pas indifférent. Comme tu adhères aux vers libres, j’ai bien envie de te conseiller de lire (pas tout de suite bien sûr) « Les frères Lehman » de Stefano Massini qui se lit vraiment très bien aussi.

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      1. On dirait bien que j’étais passée à côté de ta chronique sur le roman de Stefano Massini. Tu as précisé dans le premier paragraphe que les 900 pages se lisent facilement… Sans cette précision, je crois que j’aurais décampé illico ! Bref, je le garde dans un coin de ma tête pour les pavés de l’été.

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        1. Tu m’as fait rire avec ton « décampé illico » 😂 Maintenant que tu as lu « A la ligne » et que la forme ne t’a pas gênée plus que ça, tu peux y aller les yeux fermés pour « Les frères Lehman ». Il n’est pas émouvant comme l’était « A la ligne » certes mais les deux livres n’ont rien à voir l’un avec l’autre. En revanche il est très romanesque et souvent drôle. Je t’assure, il se lit vraiment tout seul. Et puis, ce ne sont pas vraiment 900 pages car la mise en page est nettement plus aérée que dans un texte normal mais bon, ça reste un pavé quand-même 😅 Je suis prête à parier que tu l’apprécieras! (J’ai essayé de me montrer convaincante, j’espère que tu te laisseras tenter, éventuellement cet été).

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  9. C’était un pari audacieux de la part de l’auteur que d’adopter ce style, mais j’y ai complètement adhéré. J’ai aussi beaucoup aimé ce témoignage sur les conditions de travail à la chaîne en usine. Quelle tristesse que le décès précoce de cet auteur…

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    1. Très audacieux effectivement mais quelle belle réussite finalement pour sensibiliser sur la condition ouvrière dans les usines. C’est un livre marquant dont on se souviendra longtemps. J’ai été bouleversée d’apprendre, après ma lecture, qu’il était décédé. Si jeune en plus…

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  10. Un livre indispensable sur le monde de l’usine et de l’agro-alimentaire. Je ne me suis pas jetée dessus, je craignais la forme, mais j’ai adhéré tout de suite, j’ai été emportée. Lecture d’autant plus marquante qu’elle restera la seule de l’auteur hélas.

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  11. A la différence d’Ingannmic, je l’ai lu jusqu’au bout mais en me demandant pourquoi …. Je n’ai pas adhéré à la posture de l’auteur qui intellectualise un monde d’une tristesse infinie en réalité.

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