Ne dis rien · Patrick Radden Keefe

Il m’aura fallu de nombreuses semaines avant de pouvoir enfin poser quelques mots sur Ne dis rien du journaliste d’investigation américain Patrick Radden Keefe (1976). Cette excellente enquête, très instructive et absolument passionnante, fera date dans ma vie de lectrice tout comme ce fut le cas il y a dix ans avec la biographie Bobby Sands. Jusqu’au bout (2011) de Denis O’Hearn.

Ne dis rien. Meurtre et mémoire en Irlande du Nord (2020) est une enquête journalistique d’une grande précision et richesse historiques ayant nécessité un travail de recherches documentaires considérable ainsi que de nombreux séjours en Irlande du Nord. Pendant quatre ans, Patrick Radden Keefe a mené des entretiens avec plus d’une centaine de personnes et consulté d’innombrables archives écrites et orales.

Si le journaliste américain dresse un tableau original et très fouillé du conflit nord-irlandais, il n’est bien évidemment pas exhaustif, d’autant plus qu’il a choisi de passer sous silence le point de vue des unionistes et loyalistes (des unionistes zélés souvent « plus Anglais que les Anglais eux-mêmes ») pour privilégier celui des républicains. Mais bien que son livre présente une vision unilatérale du conflit, il ne fait pas preuve de manichéisme pour autant. Il rappelle d’ailleurs que l’histoire des Troubles -un bel euphémisme pour désigner ce qui fut en réalité une longue lutte armée visant à se libérer de la domination britannique- est très controversée et souvent orientée par des partis pris idéologiques. Il reconnaît ainsi que certains des épisodes évoqués dans son livre font l’objet de polémiques et d’interprétations divergentes.

En se positionnant du côté des républicains et en privilégiant une approche de journalisme narratif, c’est-à-dire une approche dans laquelle aucun dialogue ni détail n’a été inventé ni imaginé et dans laquelle toutes les pensées des protagonistes lui ont été directement ou indirectement rapportées-, il nous plonge au coeur même de la violence politique, au plus près de celles et ceux qui ont vécu et subi cette violence pendant trois décennies, qu’ils soient membres de l’IRA ou simples citoyens.

Ne dis rien jette un éclairage nouveau et original sur le conflit nord-irlandais en prenant comme point de départ la mystérieuse disparition, un soir de 1972 au plus fort des Troubles, de Jean McConville, une veuve de trente huit ans et mère de dix enfants. A partir de là, Patrick Radden Keefe remonte le temps en alternant d’une part entre l’histoire, le rôle et le fonctionnement de l’IRA et d’autre part la vie de Jean McConville avant et après son enlèvement ainsi que les conséquences désastreuses de sa disparition sur la vie de ses dix enfants.

En parallèle, il s’intéresse de près à deux femmes figurant parmi les plus importantes militantes et combattantes de l’IRA: Dolours Price (1951-2013) et sa soeur Marian (1954), aka les Soeurs Terreur comme elles furent surnommées après l’attentat à la voiture piégée qui a fait plus de deux cent blessés à Londres en 1973. Il évoque en détails leur vie, leurs convictions, la puissance de leur engagement idéologique et politique et montre comment elles sont devenues des étudiantes militantes, des membres de la brigade des Inconnus, des prisonnières et enfin des grévistes de la faim.

En se servant de la vie et de la disparition tragique de Jean McConville comme d’un fil rouge pour dérouler l’histoire des Troubles, Patrick Radden Keefe nous plonge dans cette période d’extrême violence qui a déchiré l’Irlande du Nord pendant trente ans: depuis la bataille du Bogside en 1969 -une marche pacifique pour les droits civiques qui s’est terminée en bain de sang et a marqué le début des Troubles- jusqu’à la signature de l’Accord du Vendredi Saint en 1998 qui a officiellement mis fin au conflit, en passant par le Bloody Sunday, les attentats, l’incarcération de certaines figures centrales de l’IRA ainsi que leurs grèves de la faim.

Il pose les fondations en rappelant brièvement les origines du conflit: l’insurrection de Pâques en 1916, la Guerre d’Indépendance irlandaise (1919-1921), le Traité anglo-irlandais de décembre 1921 puis la Guerre civile (1922-1923) qui entérine la partition de l’Irlande prévue par le Traité. Alors que la République libre d’Irlande compte désormais vingt six comtés à majorité catholique, six comtés du Nord à majorité protestante décident de rester sous contrôle britannique. C’est à ce moment-là que se cristallise l’opposition entre les républicains (nationalistes, principalement catholiques) qui sont majoritaires dans la République mais minoritaires en Irlande du Nord et les unionistes et loyalistes (principalement protestants) qui sont minoritaires dans la République mais majoritaires en Irlande du Nord.

C’est à la suite de la bataille du Bogside en 1969 que l’IRA, organisation paramilitaire illégale existant depuis 1922, se scinde en deux entités distinctes: l’IRA officielle (les Stickies) privilégiant l’action politique et l’IRA provisoire (les Provos) insistant sur la nécessité de mener des actions armées pour mettre fin à la domination britannique en Irlande du Nord et « créer une République irlandaise unie sur l’ensemble de l’île où les droits civiques et la liberté religieuse seront garantis pour tous. »

Ne dis rien est un document extrêmement intéressant qui nous plonge au coeur du fonctionnement, des revendications et des actions de l’IRA et de son pendant politique, le Sinn Féin. S’il s’intéresse de très près à certaines grandes figures de l’IRA, telles que Brendan Hughes, Dolours Price ou encore le charismatique Gerry Adams -qui se révèle être un personnage très ambivalent- Patrick Radden Keefe nous montre également ce qu’était la vie quotidienne à l’époque des Troubles. Il raconte ainsi la ségrégation historique, les frontières communautaires, la discrimination sociale, économique et politique dont les catholiques ont longtemps fait les frais, les traumatismes et la radicalisation d’une jeunesse sacrifiée.

Il soulève par ailleurs de nombreuses questions très intéressantes et pertinentes sur les notions de pouvoir, d’autoritarisme et de résistance. Quant à la violence, elle se présente presque systématiquement comme étant légitime lorsqu’elle est exercée par l’Etat et illégitime lorsqu’elle est le fait des contestataires. Rappelons ici l’intransigeance froide et cruelle dont a fait preuve Margaret Thatcher à l’encontre des grévistes de la faim de Long Kesh ainsi que son tristement célèbre « Un crime est un crime et seulement un crime ».

Si le conflit s’est officiellement achevé en 1998 avec l’Accord du Vendredi Saint, la société nord-irlandaise est aujourd’hui toujours divisée. Quant à la question toujours sensible de l’avenir de l’Irlande du Nord, elle a été remise à l’ordre du jour avec le Brexit…

Ne dis rien fait partie de ces livres qui vous engagent, qui vous marquent et vous hantent longtemps. Ne passez surtout pas à côté si le sujet vous intéresse! Pour ma part, vous l’aurez compris, ce fut un énorme coup de coeur…

Un grand merci à Hélène du blog Lettres d’Irlande et d’Ailleurs qui m’a accompagnée dans cette excellente lecture. Sa chronique est à lire ici.

Note : 5 sur 5.
Belfond, 432 pages, septembre 2020.

Say Nothing (2019)
Trad. Claire-Marie Clévy




Photo © Ben Kerckx / Pixabay

6 réflexions au sujet de “Ne dis rien · Patrick Radden Keefe”

  1. j’ai tellement aimé ce livre ! une de mes lectures préférées de 2020 ! j’ai aimé son approche et puis découvrir le fonctionnement de l’IRA, l’allégeance des membres, la violence, et cette pauvre mère de famille
    Un must !!!

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    1. Un must, oui! Je le relirai certainement dans quelques années comme la bio de Bobby Sands d’ailleurs. Je me suis procurée entretemps, en anglais, l’une de ses précédentes enquêtes: « The Snakehead, an epic Tale of the Chinatown Underworld and the American Dream » que je pense lire cet automne/hiver.

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