Vergiss kein einziges Wort · Dörthe Binkert

C’est en cherchant une saga familiale à lire dans le cadre des Feuilles allemandes que je suis tombée sur Dörthe Binkert. Quelle excellente découverte! Si tous ses romans sont aussi passionnants et réussis que celui-ci, je risque fort de faire une commande en gros…

La journaliste, agent littéraire et romancière allemande Dörthe Binkert (1949) est l’autrice de six romans* dont Vergiss kein einziges Wort (2018) est le dernier en date. Ses romans n’ont à ce jour malheureusement pas été traduits en français.

Vergiss kein einziges Wort (littéralement N’oublie pas un seul mot) est une saga familiale captivante, historiquement instructive et très bien documentée qui relate, sur cinquante ans, le destin poignant de trois familles originaires de la Haute-Silésie, une région bilingue et multi-ethnique située à cheval entre la Pologne et l’Allemagne jusqu’en 1945.

De par son très grand potentiel industriel, son histoire et sa situation géographique, la Haute-Silésie fut longtemps une région hautement stratégique âprement disputée par divers mouvements nationalistes, notamment allemands et polonais. Au coeur des revendications territoriales et des conflits, elle a connu au cours du XXème siècle de nombreux changements politiques. A l’issue du Traité de Versailles, l’Allemagne a ainsi dû céder une partie de la Haute-Silésie à la Pologne, territoire qu’elle avait acquis par la force au XVIIIème siècle. Mais en envahissant la Pologne en septembre 1939 Hitler récupère de fait la totalité de ces territoires, jusqu’à ce que ceux-ci soit une nouvelle fois restitués à la Pologne suite à la défaite allemande de 1945. Depuis cette date, et à l’exception des alentours immédiats de la petite ville allemande de Görlitz, la totalité de la Haute-Silésie est polonaise.

C’est dans cette région frontalière fortement secouée par l’Histoire que s’inscrit le formidable roman de Dörthe Binkert. Composé de plus de six cents pages divisées en trois parties auxquelles s’ajoute une annexe historique de près de trente pages, Vergiss kein einziges Wort couvre cinquante ans d’Histoire germano-polonaise depuis la partition par plébiscite de la Haute-Silésie en 1921 sous l’égide de la Société des Nations jusqu’au Traité de Varsovie conclu entre la RFA et la Pologne en 1970. Un épilogue correspondant à l’entrée de la Pologne dans l’Union Européenne en 2004 vient clôturer de façon émouvante cette magnifique saga.

Le roman débute en juin 1921 avec la naissance de Luise, le sixième enfant de Carl et Martha Strebel. Cela fait trois ans que la famille Strebel a quitté la riche et élégante ville universitaire silésienne de Breslau (Wroclaw) pour la très industrielle Gleiwitz (Gliwice) en Haute-Silésie où Carl, fonctionnaire protestant à la compagnie nationale des chemins de fer allemands, a été muté en échange d’une promotion. C’est là, dans la Paulstrasse, que va se jouer le destin de Carl, Martha et de leurs enfants Konrad, Heinrich, Ida, Hedel, Klara et Luise. C’est là, dans cette ville allemande puis polonaise que la famille Strebel va se séparer, se déchirer, brièvement se retrouver avant de se séparer définitivement.

En s’intéressant à trois familles d’origines et de confessions diverses installées dans trois rues de Gleiwitz/Gliwice mais évoluant entre Kattowitz/Katowice et Breslau/Wroclaw, Dörthe Binkert nous plonge de façon très immersive au coeur d’une société bilingue et multi-ethnique ayant vécu dans la paix et l’harmonie jusqu’à ce que la guerre vienne séparer des voisins autrefois amis, détruire des familles autrefois unies. Les populations d’origine polonaise mais par la suite également d’origine allemande sont tour à tour spoliées, persécutées, chassées. Les ravages de la guerre et les aberrations de l’Histoire sont tels que des familles se retrouvent séparées du jour au lendemain, chacune se réveillant d’un côté de la nouvelle frontière. Et que penser du drame de ces familles allemandes bilingues d’origine polonaise qui en l’espace de quelques années ont été chassées et ballotées entre l’Allemagne et la Pologne car pas assez allemandes ou pas suffisamment polonaises…

Vergiss kein einziges Wort est un roman d’une beauté douloureuse, un roman fort porté par de très belles figures féminines, un roman sensible et juste qui traite de guerre et de paix, de famille, d’amour et de haine, de patrie et d’identité.

Un grand coup de coeur.

Note : 5 sur 5.

* Les autres romans de Dörthe Binkert : Weit übers Meer (2008), Bildnis eines Mädchens (2010), Brombeersommer (2012), Ein, zwei Wolken am Himmel (2015), Jessicas Traum (2016).

DTV, novembre 2020, 672 pages.


Lu dans le cadre du mois thématique Les feuilles allemandes

11 réflexions au sujet de “Vergiss kein einziges Wort · Dörthe Binkert”

    1. J’espère aussi qu’il le sera! C’est un roman très instructif mais jamais ennuyeux qui aborde des thématiques importantes et malheureusement toujours d’actualité dans plusieurs régions du monde. J’en aurai volontiers pris quelques centaines de pages de plus car certains personnages ont été écartés un peu trop vite à mon goût. Quoiqu’il en soit, il figurera dans mon top 2021.

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  1. Voilà un livre qui ne peut que m’intéresser! J’attends l’avis d’Eva avant de sauter le pas. Il y a quelques années, j’avais lu Katzenberge, de Sabrina Janesch, qui se passe aussi en Silésie, avec une famille allemande et polonaise (et un mystère en Galicie): vous connaissez peut-être?

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