Sniper, ma guerre contre Daesh · Azad Cudi

S’il vous plaît, ne fuyez pas tout de suite. Je suis consciente que l’actualité est chargée et je comprends qu’à l’approche des fêtes de fin d’année lire une romance de Noël pourrait sembler nettement plus tentant qu’un récit de guerre… Il n’empêche que Sniper est un témoignage édifiant qui mérite vraiment d’être lu. Peut-être précisément à cause de tout ce qu’il se passe actuellement.

Avec Sniper, ma guerre contre Daesh (2019), l’ancien combattant kurde Azad Cudi (1983) souhaitait non pas raconter une énième fois la progression de l’Etat islamique (EI) au Moyen-Orient, son endiguement et son recul mais livrer une expérience et un témoignage personnels de la façon dont la guerre contre l’EI (2013-2016) s’est déroulée sur le terrain pour les combattants et combattantes kurdes. Pour ce faire, il s’est basé sur ses innombrables notes, les souvenirs partagés avec tous les camarades morts au combat auxquels il dédie d’ailleurs son livre, les sources des Unités de protection du peuple (YPG) et de protection de la femme (YPJ), les archives officielles du Département de la Défense des Etats-Unis et les entretiens avec des historiens, des militants et des journalistes.

« Nous n’avions que quelques milliers de jeunes volontaires, hommes et femmes. Nous n’avions presque pas d’argent, nous manquions des équipements les plus élémentaires comme les jumelles et les radios. Les fusils que nous avions étaient souvent plus vieux que nous. Mais à Kobané, entre septembre 2014 et janvier 2015, 2000 des nôtres, hommes et femmes, ont arrêté les 12000 soldats de l’EI. Six mois plus tard, nous avons expulsé les djihadistes de l’ensemble du Rojava. Notre victoire sur l’EI a initié leur effondrement. »

Si Sniper se veut avant tout un récit de guerre témoignant des combats ayant opposé les forces kurdes à l’EI entre 2013 et 2016, Azad Cudi dévoile également des bribes de son passé au Kurdistan oriental (Iran), évoque les trahisons historiques et la douloureuse question kurde et enfin présente les fondements et les grands principes philosophiques de la pensée des mouvements de libération du Kurdistan.

Le Kurdistan s’étend sur quatre pays, à savoir la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran. La population de ce territoire en grande partie montagneux est estimé à environ 35-45 millions de personnes. S’ils sont présents au Kurdistan depuis des siècles et représentent l’un des plus anciens peuples du monde qui en tant que pionnier de l’agriculture a joué un rôle déterminant dans la création de la civilisation, les Kurdes ne disposent à ce jour toujours pas d’un Etat à eux. Dépourvus de reconnaissance malgré leur nombre, leur langue et leur culture propres, ils sont systématiquement ostracisés et voient leurs droits humains les plus élémentaires bafoués. Durement réprimés, ils ne sont pas autorisés à parler leur langue, porter leurs costumes, pratiquer leur folklore, porter leur nom. En Turquie, même les mots « Kurde » et « Kurdistan » sont interdits. Ils sont les « Turcs des montagnes ».

Azad Cudi évoque également des pans plus intimes de son histoire personnelle, tels que son enfance et son adolescence au Kurdistan oriental (Iran). Il raconte ainsi notamment sa mère profondément indépendante et féministe, sa désertion de l’armée iranienne qui l’obligeait à se battre contre son propre peuple, son exil, sa demande d’asile et sa vie en Grande-Bretagne où il arrivé à l’âge de vingt-deux ans après de longues semaines d’un voyage éreintant et dangereux, son retour au Moyen-Orient enfin et la difficile et douloureuse réinsertion dans la société civile après plusieurs années de guerre.

Enfin, il évoque Abdullah Öcalan (1949) aka Apo, le fondateur du PKK (Parti des travailleur du Kurdistan) arrêté puis emprisonné en Turquie depuis 1999, et la façon dont ses écrits ont influencé sa pensée et l’ont conduit à renoncer à sa nouvelle vie en Angleterre pour rejoindre les rangs des combattants kurdes en lutte contre l’EI. Au coeur de la philosophie kurde se trouve en effet la volonté de créer une société égalitaire et démocratique fondée sur le respect de toutes les races, religions, communautés, genres et tempéraments. Ainsi, au Rojava, les femmes étaient considérées en tous points comme les égales des hommes et combattaient à leur côtés. Forts de ces idéaux, hommes et femmes unissent encore et toujours leurs forces pour leur liberté mais aussi « pour libérer les opprimés et permettre au Moyen-Orient d’échapper au carnage qu’il subit depuis si longtemps ».

Un témoignage humainement douloureux mais historiquement, socialement et politiquement passionnant.

Note : 4.5 sur 5.
Nouveau monde, juin 2019, 279 pages.

Long Shot, My Life as a Sniper in the Fight against ISIS (2019)

Traduit de l’anglais par
Thérèse Forster



Photo © Freddy, Pixabay
Lire (sur) les minorités ethniques, 8ème lecture.

10 réflexions au sujet de “Sniper, ma guerre contre Daesh · Azad Cudi”

  1. Je n’ai pas fui… Fort heureusement, car ta chronique est émouvante et nécessaire. Elle permet de comprendre les enjeux. Ne pas fuir, ne pas être dans le déni des problèmes actuels, chercher à comprendre par soi même, loin du vacarme des infos qui pousse trop souvent à s’exiler du monde réel. Les livres eux donnent encore le temps de réfléchir. Merci pour ton courage et cette phrase qui m’a appelé : « S’il vous plaît, ne fuyez pas… tout de suite… » Je mets ce livre dans ma PAL.

    Aimé par 2 personnes

    1. Merci beaucoup pour ton commentaire et ton analyse si juste, Alain. Le vacarme des infos et les débats qui souvent tournent en règlements de compte sont épuisants et pas toujours très constructifs. Tu as très bien fait de noter ce livre et je serai heureuse de lire ton avis au moment venu. J’ai commencé un autre récit sur le même sujet (« Mourir pour Kobané » de Patrice Franceschi) et en ce qui concerne la situation en Palestine, j’ai enfin sorti de ma PAL « Les matins de Jenine » de Susan Abulhawa qui y traine depuis de bien trop nombreuses années.

      Aimé par 1 personne

  2. Vraiment un grand merci pour cette proposition de lecture que je m’empresse de noter, sans fuir 🙂
    Je trouve au contraire qu’il est important d’aborder ces sujets d’actualité par le prisme de points de vue détaillés, voire personnels, pour ne pas se laisser influencer par le rouleau compresseur d’une vision médiatique incomplète et/ou biaisée par un parti pris…
    Et rendez-vous lundi pour un autre billet sur les minorités ethniques !

    J’aime

  3. Je ne me sauve pas non plus même si j’aime bien dorloter mon humeur de temps en temps avec un roman facile et divertissant. J’essaie d’alterner les genres. Le livre d’Azad Cudi semble à la fois émouvant et très dense. Merci d’avoir « osé » le présenter.

    J’aime

    1. Je comprends très bien, j’ai moi aussi besoin de dorloter mon humeur en alternant les genres. J’ai lu deux romans plus légers après celui-ci et après cette parenthèse, je me suis remise à lire sur la question kurde. Azad Cudi a parfaitement réussi à jongler entre journal de guerre, histoire personnelle et la question kurde. Un livre à la fois instructif et émouvant.

      J’aime

  4. Je ne lis jamais de romance de Noël, beaucoup trop mièvre à mon goût. Par contre ce livre va rejoindre ma PAL car je suis très sensible à la cause des peuples opprimés, particulièrement les Kurdes ( et les Palestiniens).
    LamartineOrzo sur Instagram

    J’aime

  5. je réponds présente aussi pour ce peuple qui depuis si longtemps m’intéresse et qui prouve qu’on peut être musulman et féministe ! je lirai e livre et je sais à qui l’offrir.

    J’aime

Laisser un commentaire