Ce que je sais de monsieur Jacques · Leïla Bahsaïn

Attirée par la jolie couverture et intriguée par la présentation en quatrième, me voilà partie à la découverte d’une autrice qui m’était jusqu’alors totalement inconnue. Et quelle découverte! Nous ne sommes encore qu’en janvier mais une chose est d’ores et déjà sûre: ce roman figurera dans mon Best of 2024.

Ce que je sais de monsieur Jacques (2024), le troisième roman de l’autrice franco-marocaine Leïla Bahsaïn (1982) après Le ciel sous nos pas (2019) et La théorie des aubergines (2021), est un roman initiatique percutant dont le style et la dimension sociale ne sont pas sans rappeler un peu Rhapsodie des oubliés (2019) de Sofia Aouine qui m’avait marquée il y a quelques années.

A travers le regard révolté de Loula, une jeune adolescente au début des années nonante à Marrakech, Leïla Bahsaïn raconte l’enfance maltraitée, le silence assourdissant -et donc complice- des adultes jugés coupables de « non-protectorat à l’enfance », s’indigne de la perversité de certains adultes et dénonce avec force les nombreuses inégalités et injustices liées au genre, à l’origine et à la classe sociale. Malgré sa maturité et sa grande lucidité, Loula n’en reste pas moins une adolescente tourmentée par un trop plein d’émotions et un corps en plein changement qu’elle peine à reconnaître et accepter, une adolescente parfois survoltée nouant des amitiés intenses et découvrant les premiers émois amoureux.

Lorsqu’elle emménage avec ses parents et sa soeur à la Résidence des Palmiers situé dans un quartier du centre ville de Marrakech, sa mère lui fait miroiter une vie de rêve puisque -argument ultime et summum du luxe- tout est accessible à pied. Si elle peine à se faire une place dans cette ville-sans-mer, Loula a trouvé en Zahira, une musicienne aveugle prodige de seize ans, une amie précieuse qui illumine sa vie. Et peu lui importe si son amiétincelle habite le quartier défavorisé des Indigents et se trouve « tout en bas de l’échelle des apparences sociales ».

Les journées de Loula sont rythmées par l’école, les mercredis après-midi au conservatoire, et les longues heures de solitude à la maison lors desquelles elle réfléchit et analyse la société dans laquelle elle vit, ses incohérences et ses inégalités, sa hiérarchisation et ses règles tacites révoltantes. Contrairement à son amoureux Trabolta et Zahira, tous deux issus de la catégorie sociale la plus basse et bénéficiant d’une plus grande liberté pour aller et venir à leur guise, Loula appartient à une famille de la classe moyenne et ne peut sortir qu’avec autorisation et à des heures convenables:

« … ce qui veut dire sans risque de nous faire violer ou d’être déclassés par la réputation. Autrement, pour les besoins des familles, nous sommes toujours libres et à disposition des adultes qui nous envoient faire le marché et la file longue pour payer l’électricité. Les Missionnaires, eux, grâce à leurs parents riches et bien placés, restent dans leur bulle d’enfants scolarisés à la Mission française. C’est pour éviter qu’ils fréquentent la populace, ce qui pourrait leur faire rencontrer un mauvais parti pour le mariage. Il faut aussi les préserver pour qu’ils tiennent les rênes du pays et le représentent aux yeux du monde. On ne mélange pas les accents de blédards avec ceux de purs Français. Ces happy few […] vivent donc entre eux sous le haut protectorat familial. »

C’est lors de ces longues heures oisives qu’elle surprend, à travers le judas, un étrange défilé de jeunes garçons, aussi beaux et propres que pauvres, se rendant systématiquement dans l’appartement de Monsieur Jacques, un Français portant en lui « une nocivité même pas cachée », un homme représentant sans aucun doute un « danger perfide et sans bruit ». Effectivement, tout le monde sait ce qu’il se passe derrière la porte n°7 mais personne ne dit rien car « ce qui ne se voit pas n’a pas lieu« .

« On nous conditionne à l’asphyxie du silence, on étouffe de mots pas dits. »

Loula étouffe, s’indigne et enrage face à l’hypocrisie et la lâcheté des adultes. Condamnée au silence, elle refuse toutefois de détourner le regard. Alors, pour ne pas sombrer, elle apprend et accumule les mots et fait de la bibliothèque de son école son sanctuaire. Douée, volontaire, intelligente, elle brille dans ses dissertations. Les mots deviennent une arme grâce auxquels elle dit l’indicible, dénonce l’inacceptable car Loula ne veut plus servir, se soumettre, se taire.

« Ma boulimie de mots m’apaisait. Mots ingurgités. Mots régurgités. A l’infini. Lettres inépuisables piquant ma chair en points de suture, seules capables de cautériser les plaies invisibles. Et les indignations. »

Leïla Bahsaïn signe avec Ce que je sais de monsieur Jacques un roman très fort oscillant constamment entre légèreté et gravité, entre d’une part gaieté, joie et insouciance, et d’autre part tristesse, colère et révolte. Au moyen de phrases courtes et simples et en usant d’un langage souvent oral, elle assène des réalités et des vérités aussi dérangeantes que nécessaires. Les mots fusent. Claquent. Impitoyables. Un roman sombre mais malgré tout empreint d’une poésie et d’une grâce singulière qui m’a touchée en plein coeur.

Note : 5 sur 5.
Albin Michel, janvier 2024, 212 pages.




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7 réflexions au sujet de “Ce que je sais de monsieur Jacques · Leïla Bahsaïn”

  1. Et bien, c’est un gros coup de coeur ! Et ton enthousiasme est communicatif bien que le sujet de ce roman soit très sombre. Je ne suis pas sûre de supporter les images de cette enfance maltraitée mais, je ferais peut-être un effort car tu es très convaincante.

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  2. je formais hier justement des personnes de l’aide sociale à l’enfance, et leurs quelques témoignages m’ont suffi.. Je passe mon chemin, par contre j’admire ce livre car rare sont les écrits sur ce qui se passe de ce côté-là de la mer sur les enfants …

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  3. j’étais tellement certaine que les hommes français qui expliquaient que l’homosexualité des jeunes au Maroc était normale, cachait une injustice intolérable et révoltante

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