Dévorer les ténèbres, Enquête sur la disparue de Tokyo du journaliste et grand reporter britannique Richard Lloyd Parry est une enquête choc aussi captivante et instructive que glaçante et effrayante.
Lucie Blackman avait vingt et un ans lorsqu’elle disparut à Tokyo le 1 juillet 2000. La jeune anglaise était arrivée au Japon deux mois auparavant avec sa meilleure amie dans le but de trouver un emploi. Fortement endettée, elle imaginait pouvoir amasser à Tokyo suffisamment d’argent pour rembourser rapidement ses dettes. Si les deux jeunes femmes ont très vite déniché un emploi dans un bar d’hôtesses situé dans le quartier chaud de Roppongi, leur vie au Japon n’était pas simple pour autant. Leur logement était insalubre et leur emploi consistant à faire pendant des heures la conversation à des clients pas toujours intéressants et à les accompagner parfois au restaurant se révélait particulièrement fatigant et stressant. Toutes les hôtesses étaient ainsi soumises à un contrôle permanent de la part du responsable qui les menaçait de licenciement si elles n’obtenaient pas en plus de leur présence au bar un certain nombre de rendez-vous et de sorties au restaurant, bien plus rentables. C’est précisément lors de l’une de ces sorties que Lucie disparut.
A l’époque de la disparition de Lucie, Richard Lloyd Parry vivait et travaillait depuis cinq ans à Tokyo en tant que correspondant pour The Independent (il rejoindra par la suite le Times). S’il reconnaît que Lucie ne représentait au départ pour lui qu’une « histoire » parmi tant d’autres, cette dernière a de par son caractère insaisissable, ses aspects très complexes et déroutants rapidement « contaminé [ses] rêves ».
» [L’histoire de Lucie] a été comme la clé d’une trappe dans une pièce familière, une trappe dissimulant des secrets -des existences effrayantes, violentes, monstrueuses dont je n’avais pas conscience jusqu’alors. Cette découverte m’a donné le sentiment d’être plongé dans un brouillard obscur de confusion et de naïveté. Comme si quelque chose d’une ville que je m’enorgueillissais de connaître intimement à titre professionnel m’avait échappé, à moi, le journaliste chevronné. »
Le journaliste chevronné aura finalement consacré dix ans de sa vie à ce fait divers très largement médiatisé à l’époque en Angleterre et au Japon.
De ses recherches presque obsessionnelles a résulté un compte-rendu très complet et précis. En près de cinq cent pages organisées chronologiquement en six parties, il nous présente une affaire qu’il a fait remonter à l’époque où Lucie était encore en vie en Angleterre et perdurer jusqu’à dix ans après sa mort. S’il explore ainsi de très près tous les tenants et les aboutissants de cette affaire criminelle complexe, il agrémente également son analyse de très intéressantes considérations historiques et culturelles.
Il évoque ainsi le fonctionnement de la « machinerie Roppongi », nous explique ce qu’est le mizu shōbai ou « le commerce de l’eau » à savoir « toutes les activités nocturnes axées sur la présence de femmes, sans rapport avec la prostitution » et raconte la grande imagination et créativité des Japonais dans l’organisation du sexe rémunéré. Par ailleurs, il livre une analyse méticuleuse du fonctionnement de la police et de la justice japonaises de laquelle ressortent notamment l’incapacité institutionnelle de la police à gérer des crimes graves et le rôle crucial attribué à l’obtention des aveux des coupables en amont des procès. Enfin, il nous informe sur le sort des milliers de Coréens vivant au Japon.
Dévorer les ténèbres est une enquête édifiante, passionnante, à lire absolument si vous aimez le journalisme d’investigation!

People Who Eat Darkness, 2011, 2012
Trad. Paul Simon Bouffartigue
© Ramon Kagie /Unsplash
Ravie que tu aies aimé comme moi ! Mon beau-père l’a aussi dévoré. Il n’aimait pas beaucoup le système japonais et j’avoue que le livre en remet une couche (judiciaire, police avec les aveux soutirés) et surtout cette organisation froide et calculée des plaisirs sexuels… mais c’est passionnant de bout en bout. Il donne une toute autre image du Japon.
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Je dois avouer que je n’ai jamais été particulièrement attirée par le Japon. Par contre, j’aime le journalisme d’investigation, c’était donc une belle occasion d’en apprendre un peu plus sur la culture japonaise. Effectivement, Parry n’est pas toujours tendre avec les Japonais. Il serait d’ailleurs intéressant de confronter son point de vue avec celui des Japonais. Mais quoiqu’il en soit, ce livre est vraiment passionnant!
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noté! je ne connais pas.
J’aime bien le Japon, une grosse tendresse pour Haruki Murakami et de bons souvenirs de Kawabata mais c’est un peu limité quand même:-)
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J’ai voulu lire un Murakami un jour mais malheureusement j’ai très vite abandonné. Mauvais timing? Ou alors je suis trop rationnelle pour pouvoir apprécier les chats qui parlent…? J’ai déniché deux autres titres de l’auteur dans une bouquinerie, je ferai donc une seconde tentative. Autrement, je n’ai lu aucun autre auteur japonais. Par contre, j’ai découvert tout récemment une série de manga passionnante (ce sera mon prochain article d’ailleurs).
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J’adore la série manga « Cesare » de Fuyumi Soryo
« Kafka sur le rivage m’a bien plu malgré certaines scènes 🙂
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On nous a prêté une centaine de mangas pour la période du confinement (mon fils de 12 ans adore), j’en ai profité pour en lire certains. Je vais aussi aller jeter un oeil sur « Cesare ».
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Je l’ai déjà noté, suite au billet d’Electra. Et comme je l’écrivais en commentaire sur son blog, cette enquête me rappelle un peu la lecture de Tokyo Vice de Jake Adelstein, témoignage d’un américain qui a débuté sa carrière de journaliste à Tokyo, qui y est resté une dizaine d’années, et qui a finalement dû quitter le Japon, ses recherches à propos de la disparition de jeunes occidentales ayant fini par mettre sa vie en danger. D’un point de vue stylistique c’est pas génial, mais c’est un récit passionnant par tout ce qu’il dévoile à la fois de la culture japonaise et de l’évolution des réseaux mafieux..
Ingannmic
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Je ne connais pas le titre que tu mentionnes mais je n’ai aucun doute quant au côté passionnant et instructif du livre! J’ai beaucoup appris en lisant cette enquête. Parry n’était pas vraiment en odeur de sainteté non plus (d’ailleurs le responsable de la disparition de Lucie lui a même intenté un procès pour diffamation, tu imagines?!) mais son enquête se focalisait sur Lucie et pas sur un phènomène plus vaste, même si au cours de ses recherches il a fini par faire le lien avec d’autres disparitions de jeunes occidentales. Il s’est accroché pendant dix ans mais sa vie n’a, à ma connaissance du moins, pas été menacée.
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