L’Heure des spécialistes est un roman que j’appréhendais de lire en raison de sa thématique. Je ne me suis pas trompée, la lecture fut parfois éprouvante.
Dans son premier roman, la psychologue et universitaire allemande Barbara Zoeke se penche sur la mise en oeuvre du programme nazi à visée eugéniste Aktion T4. Ce programme d’extermination de masse a fait entre 1939 et 1941 plus de septante mille victimes parmi les Allemands physiquement et mentalement handicapés.
« Voilà longtemps que les meurtriers de masse ne se reconnaissent plus à l’oeil nu. Ils n’ont plus besoin de vigueur physique, ils ont maintenant des armes qui passent inaperçues: gaz toxiques, injections, comprimés. […] Tuer est devenu le métier d’experts bien formés. Des spécialistes de la maladie, de la mise à mort. »
Lorsque Max Koenig, un éminent professeur d’archéologie à l’Université de Leipzig atteint d’une maladie neurologique dégénérative incurable, arrive au sanatorium de Wittenau pour s’y faire soigner, il espère encore pouvoir guérir de cet « hôte noir » qui a pris possession de son corps comme de celui de son père avant lui. Fort de l’amour que lui portent sa femme et sa fille, il continue d’ignorer les terribles mises en garde de ses amis qui le pressent de quitter le pays au plus vite.
Le médecin-chef Friedel Lerbe fait partie de ces nombreux médecins SS qui portent l’uniforme noir sous leur blouse blanche et qui, au nom de leur nouvelle idole « le corps sain de la nation », ne reculent devant rien pour gagner « leur guerre à eux, le combat contre les gènes de qualité inférieure ».
Ecrit entièrement à la première personne du singulier, L’Heure des spécialistes nous plonge de plein fouet et de façon très réaliste et immersive dans les pensées d’une victime et d’un bourreau, tous deux confrontés à « l’assainissement de la race humaine ». D’une part nous accompagnons Max Koenig dans ces dernières semaines de vie, de l’autre nous suivons Friedel Lerbe dans son « banal » quotidien de meurtrier de masse.
Si la première partie consacrée à Max est aussi émouvante que poignante, la deuxième est glaçante et terrifiante. En opposant la vie privée et professionnelle de Lerbe, Barbara Zoeke montre comment la propagande nazie a réussi à transformer des humains pas fondamentalement mauvais en de véritables monstres.
S’il est intéressant et instructif d’un point de vue sociologique et historique (un glossaire d’une vingtaine de pages figure en fin d’ouvrage), L’Heure des spécialistes est atroce humainement parlant. L’écriture de Barbara Zoeke, très factuelle, distante et d’une précision presque chirurgicale participe aussi à amplifier le sentiment de profond malaise que l’on ne peut que ressentir face à tant d’abominations. C’est ce même sentiment qui m’a d’ailleurs poussée au début du mois à abandonner (provisoirement) la lecture de La fabrique des salauds de Chris Kraus.
Un roman instructif et bien écrit certes mais glaçant et éprouvant.

Die Stunde der Spezialisten (2017).
Trad. Diane Meur
Lu dans le cadre du mois thématique « Les feuilles allemandes »

Merci pour cette chronique enrichissante, d’autant plus que la couverture ne laisse pas réellement présager un tel contenu…
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Merci à toi de l’avoir lue.
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Certaines lectures demandent du courage, quand le sujet est aussi dur et éprouvant…
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Oui et je pense que le moment choisi pour lire un tel livre a son importance aussi. Ce n’était peut-être pas le moment idéal pour moi…
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Personnellement je ne m’en sentirais pas le courage (en ce moment certainement pas mais en temps normal je ne crois pas non plus). Donc bravo à toi d’avoir surmonté ça.
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J’ai La fabrique des Salauds dans ma PAL et quelques autres sur ce thème mais j’irai doucement car même si cela m’interroge sur ce qui pouvait animer ces monstres je prends mon temps et attends le bon moment 😉😔
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Tu as parfaitement raison! Je n’ai clairement pas choisi le bon moment pour entamer « La fabrique des salauds » (en vacances – état d’esprit léger) ni « L’heure des spéciales d’ailleurs (gros et très long refroidissement – moral pas très bon)…
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Ce livre a été conseillé par Le page des libraires, mais comme le sujet est vraiment éprouvant, je ne l’ai pas noté.
Tu mets seulement 3,5 ? 😉
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Je l’ai lu au mauvais moment (tu connais mes déboires de ces dernières semaines), à une période où mon état d’esprit n’était pas au beau fixe. Mais voilà, je ne voulais pas repousser sa lecture une deuxième fois. Une note faussée et sans doute sous-estimée…
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J’ai un coeur de pierre (!), aussi, les sujets éprouvants ne m’effraient pas. Je suis très tentée par ce roman, surtout qu’il présente deux points de vue. Je vais aller y voir de plus près. Merci pour la tentation.
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Sacré Caribou 😂 Mon état d’esprit n’était pas au beau fixe quand j’ai lu ce livre, ce n’était clairement pas la meilleure idée que j’ai eue dans ma vie. J’en suis ressortie sur les rotules. Mea culpa.
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